Recueil de nouvelles à paraître.
(Nouvelle éponyme)
J'étais alors en train de parcourir distraitement les petites annonces de l'hebdo régional le Réveil du Sud un samedi soir désœuvré parmi tant d'autres, quand je tombai abasourdi, sur celle-ci, particulièrement attirante à mes yeux, tout esseulée qu'elle était sous la rubrique Amitié:
Jeune femme asiatique, très belle, fidèle, sexy, adore cuisiner, aime les enfants, la tranquillité. Je veux un homme honnête, sensuel, libre de m'aimer. Homme violent s'abstenir.
Comme mon ordinateur était resté ouvert à cette heure tardive, je me mis aussitôt à faire cliqueter le clavier, sous le coup de l'inspiration bénie, sans doute en veine de confidences naïves:
« Salut, Fabie! » commençai-je à écrire.
« Quelle chance j'ai eue aujourd'hui de tomber par hasard sur ta petite annonce d'amitié publiée dans le journal du week-end, surtout dans cette section si reculée du journal! Je ne lis ce quotidien, plutôt rarement d'ordinaire, qu'en version Internet intégrale ou alors, en prenant le thé, tout fin seul, chez le Kim Norton de mon coin de ville à Bourgueuil, à une petite marche vive du magnifique parc régional dans les environs duquel j'habite depuis longtemps un vieil appartement propret, fonctionnel, bien aéré et éclairé, cependant trop vide sans toi! Et ce que je préfère idéalement, c'est la campagne en pleine ville!
« Le seul ennui – je mentionne cela car j'ai l'habitude tant comme usager que spécialiste Internet dont c'est l'occupation à contrat, d'envoyer et de recevoir du courriel à la vitesse des idées ou presque, raison aussi pour laquelle j'ai tapé cette lettre au clavier et l'aurai tantôt fait imprimer sur mon imprimante laser pour te l'envoyer sitôt après! – c'est que d'une façon ou de l'autre je devrai ensuite attendre avec beaucoup de patience (c'est une de mes vertus cardinales, rassure-toi!) ta charmante réponse. Si tant est, bien entendu, que par bonheur je réussissais à me distinguer entre toutes les candidatures empressées que tu auras reçues à ne savoir comment les trier chacune à leur juste mérite. Sache qu'alors cela m'ira droit au cœur, moi qui suis si sentimental, au point que j'anticipe déjà entre nous une rencontre de découverte tout amicale et décontractée, tu peux en être sûre, tellement je souhaite qu'elle ait lieu bientôt de préférence! Et je n'ose même pas imaginer combien elle ensoleillerait cet été qui vient, s'il fallait qu'elle s'avère réciproquement concluante!
« J'imagine que tu ne seras pas surprise d'apprendre que je suis particulièrement sensible à la beauté naturelle des jeunes femmes asiatiques, quoique je ne t'écrive pas du tout parce que j'aurais une attirance exclusive à leur endroit! Si cela est de nature à te mettre en confiance, tant mieux, mais c'est seulement la vérité, voilà tout. En revanche, il est vrai qu'étant naturellement fidèle, sérieux et engageant en amour, je tiens à trouver la femme de ma vie, jolie, puisqu'elle sera la seule et unique élue de mon cœur, rien de moins! Eh oui, je te verrais de plus assez jeune pour avoir éventuellement ensemble des enfants - souriante et sensuelle, douce de caractère et fidèle par-dessus le marché, il va sans dire.
« Oh! Comme j'aimerais que tu puisses m'imaginer aussi à ton goût! Comme j'espèrerais que tu puisses tout autant m'aimer pour ce que je suis et m'apprécier tel quel, sans conditions. J'ai m'assure-t-on une belle personnalité d'homme grand et mince de 1m86 pour 73 kilos, aux yeux pers et au visage carré, aux traits réguliers plutôt virils. Il faudrait me voir, évidemment: une présence vaut des millions de mots! Écris-moi, s'il te plaît! Donne-moi signe de vie! Mieux encore, téléphone-moi, que nous décidions d'un rendez-vous, tout naturellement et sans façon! Si seulement tu avais une adresse de courriel, comme il serait facile d'échanger de suite nos photos, en toute confidentialité! Nous serions fixés en un rien de temps! » conclus-je cette lettre.
Je reçus au bout de quelques jours à peine une enveloppe rose qui avait l'air d'avoir été adressée à la main mais qui puait la personnalisation la plus factice. Il y avait dedans quatre feuillets, roses aussi – dont un curieux formulaire susceptible de tout prévoir pour que je referme moi-même, d'un coup sec, ce vieil attrape-nigaud que je n'avais pas voulu reconnaître ce soir-là, tellement j'avais souhaité que cette petite annonce, providentielle, soit vraie et authentique, ne s’adressant qu'à moi seul, éploré entre tous! Une fois dépliés, ces feuillets répandaient dans l'air ambiant une sorte de parfum poudreux, lourd et collant, qui vous levait un peu le cœur. Le premier portait, tout en haut, l'empreinte de rouge à lèvre de deux gros baisers bien lippus. On voyait bien qu'ils étaient faux, ceux-là, de même que l'écriture manuscrite avait été de toute évidence imprimée en un très grand nombre d'exemplaires. J'imagine que la Rive-Sud de Montréal constituait pour Fabie chérie, des eaux miraculeusement poissonneuses !
Cela devait se présenter à peu près ainsi, tout du long, je n'ai même pas besoin d'exagérer pour faire plus vrai que nature, cette histoire me traumatisa assez pour qu'elle reste intacte et entière dans mon souvenir…
« Bonjour mon beau Gary. Je suis ta petite Fabie qui répond à ta lettre. En tout cas j'espère que c'est vrai que tu n'es pas violent avec une femme.
« Je me présente, dans la trentaine, asiatique, célibataire, sans enfant, très sensuelle et très soumise à l'homme comme la plupart des femmes et jeunes filles de ma race. Ma couleur préférée est le rose et je raffole des parfums. Mes cheveux sont noirs et très lisses et ils enveloppent la rondeur de mes petites fesses. Ma taille est très fine et mes seins sont bien ronds avec de très longues pointes. Je suis toute menue et délicate comme une petite fille. Je pense être très gentille et souriante. Dans la vie de tous les jours, je suis infirmière. Je travaille à temps partiel. Je ne suis pas riche mais j'ai ma fierté, alors j'aime beaucoup m'occuper des autres gens, rendre service, me rendre utile. Je suis contente d'être en grande forme aujourd'hui parce que j'ai beaucoup de choses à te dire. J'espère ne pas t'écrire pour rien et tu ne me feras pas perdre mon temps.
« Aussi, tu excuseras mes petites fautes de français, je fais mon possible. Mon rôle est de te parler en toute franchise de nos habitudes en amour. Avec nous, l'amour est très différent à cause de notre exotisme mais aussi en raison que nous éprouvons beaucoup de plaisir à donner et à recevoir. Moi et toutes mes amies, nous n'avons vraiment pas confiance dans les agences de rencontre. Nous, tout ce que nous voulons c'est connaître l'amour avec un homme correct qui voudra sérieusement de nous. Je conseille même aux jeunes filles de ma race de choisir aussi des hommes non violents. Un gars correct c'est le fun. Je ne sais pas si tu as déjà connu l'amour avec une fille de couleur mais je te jure qu'elles sont vraiment très gourmandes. Si tu ne veux pas de moi parce que je suis trop salope, tu peux choisir une jeune vierge, à condition que tu sois vraiment un gars correct. Je connais vraiment beaucoup de filles seules. Tu peux prendre les filles que tu veux.
« Pour que tu en saches plus sur nous, disons que nous sommes des jeunes filles et femmes de toutes les couleurs âgées de 18 à 39 ans pour la plupart. Certaines sont plus jeunes et encore pucelles, d'autres plus âgées. Nous sommes libres, douces, souriantes, minces, belles mais seules. Nous sommes des femmes très colorées et très sensuelles dans le sexe. Tu comprendras que parmi nous, il y a tous les styles de femmes et jeunes filles. Même si nous sommes soumises nous n'aimons pas nous faire juger. Vivre et laisser vivre. Ce qui se passera entre toi et une jeune femme ne regardera que vous deux et personne d'autre. En amour, nous tenons beaucoup à être des femmes très différentes des autres femmes d'ici. Nous te demandons de nous accepter comme nous sommes. Il est vrai que nous aimons beaucoup faire nos salopes dans le sexe. Si tu es bon avec une femme de ma race, elle fera tout pour te garder juste pour elle. Nous sommes jalouses et possessives. Quand un homme est à nous il n'est pas à une autre. Quand une femme fera sa petite salope avec toi, je te jure que tu n'auras pas le goût d'aller voir ailleurs. Nous sommes des femmes très délicates et toutes petites. La peau de notre corps est très soyeuse, nos seins sont petits et fermes ainsi que nos fesses. Nous adorons les parfums et la belle lingerie fine. Le poil de notre chatte est comme un duvet. Nous avons de très petites chattes qui se mouillent beaucoup. Par contre les femmes noires sont très musclées. Les noires aiment se faire dépuceler quand elles sont encore des gamines. C'est difficile d'être plus salope qu'une noire. En tout cas si tu aimes les belles grandes lèvres, les très gros seins et les fesses bien bombées, tu pourras t'en mettre plein la bouche avec une noire. Elles aiment souvent dominer et épuiser les hommes. Faut pas les juger. Les noires sont chanceuses car elles ont très souvent de très beaux seins avec de belles grandes pointes et comme la mode est aux gros seins elles sont gâtées. Nous croyons qu'une femme fidèle et salope à la fois, c'est très bien pour un homme qui a aussi le goût de faire son salaud. Les jeunes filles de ma race ont la réputation d'être très juteuses. Entre femmes nous savons qu'il n'y a pas plus juteuses qu'une jeune fille qui commence à faire le sexe. Les jeunes filles qui n'ont pas d'expérience avec les hommes, aiment prouver qu'elles sont plus salopes que les autres femmes.
« Si tu choisis une jeune fille tu comprendras ce que je veux te dire. J'aimerais te parler un peu du genre d'homme que nous désirons. Nous aimons beaucoup les hommes ordinaires et simples. Des hommes pas compliqués, c'est tellement agréable à vivre. Pour nous, la beauté du cœur chez un homme c'est ce qu'il y a de plus précieux. Nous souhaitons rencontrer des hommes honnêtes qui ont du cœur au ventre et qui ne nous jugeront pas parce que nous aimons nous soumettre dans le sexe. L'amour ne s'achète pas, il s'acquiert avec le temps. Nous aimons le sexe de l'homme lorsqu'il a plus de quatre pouces de long en érection. C'est une belle longueur pour donner du plaisir à une petite chatte. Ne jamais juger une femme qui aura le goût de jouer à la salope avec toi. Tu peux me dire que je suis une belle petite salope, je vais aimer ça. J'espère que tu ne seras pas fâché contre moi.
« De ta petite Fabie
« P.S. Même si nous sommes soumises, c'est préférable de ne pas nous faire attendre. De nous dire oui ou non, c'est du savoir-vivre. Quand un homme ne sait pas vivre c'est pas très intéressant pour une femme. »
La réaction réflexe que cette lettre circulaire déclencha en moi, ça avait été de prendre conscience, réduit à l'impuissance, que j'avais été jugé comme arnaquable par une petite garce de fort calibre!
Le formulaire qui suivait, intitulé "personnel et confidentiel", en disait long sur les calculs mesquins de cette chère Fabie à l’intention de mon pauvre cas limite, en même temps que sur ce qu'elle pensait réellement des hommes, quels qu'ils fussent, toutes situations confondues.
C'était de la réclame pure et simple au sujet de prétendus groupes de jeunes filles ou femmes de 17 à 40 ans, asiatiques, orientales, mulâtres ou noires, était-il précisé pour que je m'en pourlèche d'avance les babines. Je recevrai donc les photos de chacune des filles en le demandant personnellement. Bien souligné en caractères gras, il m'était suggéré d'apporter une contribution volontaire, en retour de laquelle on me ferait parvenir leurs descriptions personnelles, leur nom, âge, grandeur, poids, mensurations, couleur des yeux et des cheveux, leurs buts, etc. C'était moi qui décidais du nombre de femmes et jeunes filles que je désirais rencontrer. Cette contribution volontaire devait s'établir idéalement entre 40 et 50 $. On poussait la subtilité jusqu'à ajouter qu'il ne fallait pas donner plus que ce qui était suggéré ni non plus demander la charité. C'était moi qui étais le mieux placé pour déterminer la somme que j'étais en mesure de verser volontairement, laquelle ne devait l'être que par mandat-poste de la Société canadienne des postes, en y indiquant seulement l'adresse postale de leur groupe ainsi que mon nom. On avait même pensé à tout en ce qui concerne le mode de contribution, car s'il ne m'était pas possible pour une raison quelconque d'envoyer un mandat-poste, je pouvais faire mon don en argent dans l'enveloppe. On prenait soin de mentionner qu'au début, afin de se protéger des hommes violents, elles utilisaient une boîte postale pour le premier contact, mais par la suite, je pourrais recevoir leurs adresses personnelles. Ne jamais leur écrire sans joindre cette feuille de formulaire à ma lettre, me mettait-elle en garde, juste avant de conclure qu'il était inutile de leur écrire sans au moins faire ma part! Et si j'étais un assisté social, rajoutait-on ultimement, un chômeur ou que je versais une pension alimentaire ou que je travaillais au salaire minimum, n'étant pas en mesure de fournir immédiatement la contribution volontaire suggérée, je pouvais donner ce que je pouvais maintenant, selon mes moyens, et donner le reste quand je pourrais!
Hi! hi! Voilà qui était bien joué, ma jolie Fabie, extorqueuse de première grandeur! J'aurais toujours pu espérer recevoir de sitôt le catalogue de photos de ces jeunes vierges en chaleur langues pendantes devant les grands branleurs de mon espèce en voie d'explosion, en cette misérable fin de millénaire si ridicule d’injustice! Par force, je devais me retenir juste à temps de ne lui rien envoyer du tout, à part une poignée de bêtises en or massif! Je ne fis qu'un sale chiffon des feuillets roses, qui prit le bord de la poubelle, bang! Tout de même, je restai longtemps songeur, sur un gros brûlement d'estomac. Un peu plus et je croyais rater une opportunité extraordinaire, ah! Constatons l'ampleur du désert affectif dans lequel j'allais errant, en proie à toutes sortes de mirages du genre, n'est-ce pas?! m'accusai-je intérieurement.
L'idée de prendre une revanche bien méritée me vint tout à coup, dans le sillage de cette corrosive déception. Je n'aurais qu'à lui écrire une nouvelle lettre d'accroche, cette fois-ci sous une identité d'emprunt, en mentionnant par prudence l'adresse d'une ville voisine, beaucoup plus cossue, où j'avais de la famille dans la bourgeoisie d'affaires - un flamboyant cousin pour moi comme un frère cadet qui multipliait les petites entreprises mystérieuses, que je prenais souvent à des gags pendables parce qu'il se moquait effrontément de ma gêne aux entournures -, et en prenant bien sûr la précaution de la poster de là. J'avais en tête de tenter une expérience tout à fait spéciale, tirée par des cheveux élastiques, hi! Furieusement curieux de la réponse que j'obtiendrais ou non de cette foutue Fabie. Plutôt non que oui, gagerais-je.
Je me souvins alors qu'il était déconseillé formellement aux hommes "violents" de donner suite à la petite annonce.
« Fabie, un instant! » me mis-je à écrire, d'un seul jet de sainte colère, « je m'appelle maître Gary, comprends-tu ce que cela peut signifier à l’avenir pour toi, hein?! Écris-moi sur-le-champ, sur ordre formel de ton leader spirituel, pas de rouspétance! Exécution! Et défense de répondre à qui que ce soit d'autre, m'entends-tu? Je ne te le répètera pas deux fois, sinon je trouverai bien moyen de te retrouver, crois-moi. Les petites filles désobéissantes comme toi méritent qu'on leur fasse rougir les jolies fesses dodues, c'est bien le moins, avant de les passer au batte! Tu ne perdras rien pour fondre sur place, ma fille. Sache qu'un rien peut rendre royalement susceptible ton maître adoré, si bon et si généreux, mais capable de se montrer d’une grande sévérité à l'endroit des petites menteuses et vicieuses de ton envergure. Or j'ai déjà l'impression que cela pourrait bien être amplement désiré, n'est-ce pas? Il n'y a qu'à relire cette petite annonce sexiste, foncièrement anti-masculine, prostituée dans tous les journaux! N'essaie pas pour rien d'échapper à ma bienfaisante et salutaire discipline en faisant semblant de rester lettres mortes. J'ai des relations bien placées, te croyais-tu donc à l'abri de possibles représailles, hein? Je l'ai trouvée pas mal fendante et hypocrite, ta petite annonce à double fond, ma petite chérie d'amour. Tu vas t'attirer une attention toute spéciale de ton homme, ça ne fait aucun doute. Tu sembles ignorer qu'un mec, un vrai dur, ne traite jamais impunément une femme qui a eu la sagesse de filer doux, avec toute la disponibilité et la soumission voulues. Toi ma jolie, tu es faite pour obéir au moindre de mes caprices du moment. J'aime qu'on me déroule le tapis rouge au besoin. Tu seras l'esclave de tous les instants morts de ma journée de travail, toujours prête à satisfaire, sous toutes ses formes, l'instinct de plaisir qui surgira en bête féroce de mon autorité suprême dépourvue de toute tolérance à ce qui serait de la médiocrité de ta part. J'ai de forts besoins pour la chose, et des plus exigeants! Prends garde de ne jamais me décevoir à ce niveau-là, compris?! Cela voudrait dire, autrement, que tu vas y goûter, à ma médecine de sirène, très chère bien-châtiée! »
Je m'arrêtai là, dans la rédaction de cette lettre piégée, jugeant que j'y avais assez injecté de violence morale en filigrane! Un peu plus et j'allais vouloir la forcer à vendre son âme toutes veines ouvertes aux démons intérieurs que le féminisme radical a dû susciter, selon moi, en tout mâle normalement constitué, donc d'autant plus chez un désaxé quelconque!
Je m'empressai de cacheter le tout dans une enveloppe au nom et à l'adresse de mon cousin, à qui je réservais la surprise au dernier moment, avant d'aller la jeter à la poste de Saint-Colbert, certain que j'étais de n'obtenir aucune réponse à une telle invite quasi sado-masochiste.
J'avais tout juste fini de patienter les deux ou trois jours qu'avait pris l'enveloppe rose à me parvenir, quand je reçus un appel de ce fameux cousin. Il m'invitait à dîner le lendemain. Au ton de sa voix, il ne laissait rien deviner quoi que ce soit qui puisse sortir de l'ordinaire. Il me taquina, comme à son habitude, à propos de mon oisiveté forcée de demi-chômeur chronique. Dans ces moments-là, il pouvait même capoter dans la grivoiserie la plus salée. Il se doutait bien que je prisais follement ses grosses blagues de gars complexés qui savent se fouter de leurs propres gueules.
Je m'attendais donc à passer une chic soirée "désagréable" en la compagnie de ce riche célibataire par vocation, vantard fini, givré! Il me gaverait encore de ses histoires de golf, de pêche et de chasse à courre des jeunes pubères en mal de défloration dans l'ambiance excitante de son yacht de 50 pieds, qu'il ne manquait pas ensuite d'aller reconduire en Porsche dernier cri juste devant le perron de parents morts à la fois d'inquiétude et d'admiration envers un si bon parti pour leur jeune fille qui collait encore et toujours au foyer parental!
Le cousin Jack, l'aigle américain, nichait au sommet d'un fameux penthouse panoramique, lequel occupait tout le dernier étage, au bord du fleuve Saint-Laurent, avec une vue si imprenable qu'elle dépassait l'imagination la plus luxuriante.
L'éternelle trentaine, carte de mode au superbe look de fonceur et gagnant né, s’il s’était attiré cette réputation de tombeur émérite, je me plaisais à la croire grandement romancée.
Il n'y avait apparemment aucun faux plis dans sa tenue en public, bien que je croie deviner en lui une sorte d'aire cachée, moins inviolable, toutefois, qu'inexprimable même avec les intimes, et j'aurais juré que j'étais l'un d'eux plus que tout autre, tellement il n'en ratait pas une, toujours aussi ironique, sarcastique à mon égard, moi le laissé-pour-compte de la famille dont nous cultivions pourtant ensemble un sens élargi des plus exemplaires. Cela dit, dans l'ascenseur privé, transparent du côté du fleuve, qui me menait chez lui au vingtième étage, j'avais toujours le sentiment de ne répondre jamais qu'à une invitation de choix, celle de n'accéder que pour un moment conditionnel à la haute sphère de son existence hors du commun qu'il me semblait toujours aussi impossible de percer vraiment à jour. Je portais tout cela, sans m'en soucier plus que de raison, sur le compte des innombrables affaires qu'il devait sans doute mener de front avec un égal succès, pour jouir aussi effrontément d'un train de vie du tonnerre de Dieu!
Quand la porte de l'ascenseur s'ouvrit ce soir-là sur la terrasse paysagée avec art, bar tournant et piscine au toit ouvrant, chauffée en hiver, bien entendu, il m'accueillit d'un sourire fendu jusqu'à l'âme, plus énigmatique et triomphant que jamais.
Il me fit signe aussitôt de venir se joindre à lui au bar où il était déjà en train de me préparer un thé glacé « géantissimo », lançait-il, comme je les aimais, ni trop citronnés ou sucrés.
Cette histoire d'enveloppe rose m'était complètement sortie de l'esprit. Je ne fis pas de cas du tout, de prime abord, de cet air compatissant, que je ne lui connaissais guère, et qui devait s'adresser manifestement à quelqu'un d'autre par-dessus mon épaule, fantasmai-je. Après tout, j'étais venu à vélo en ployant sous l'atmosphère irrespirablement humide de ce début d'été qui battait tous les records de chaleur depuis 1936. Je n'avais envie que de me désaltérer tous azimuts des ruisselantes soifs qui ne pouvaient que se ressourcer instantanément du haut de ce condo si magnifique, à jamais hors de portée de mes faiblards moyens.
Et pourtant, je me sentais presque un privilégié de naissance, perché sur un tabouret de bar à la droite de ce frère substitut, dieu de l'Olympe des affaires! Je ne me doutais cependant pas le moins du monde de quelle hauteur vertigineuse j'étais sur le point de chuter net!
Distraitement je vis Jack qui avait disparu un instant derrière le bar… Et je l'entendis bientôt faire effort pour s'en extraire avec lourdeur. Je ne saisis rien sur le moment, à le voir réapparaître ainsi, contre toute attente, avec dans les bras, une pleine poche de courrier qu'il peinait à soulever et à traîner, de laquelle il fit s'étaler sur le terraso une quantité incroyable de lettres de toutes sortes, pleines aux as on aurait dit, dont aucune n'avaient encore été ouvertes, faute de temps, imaginai-je malgré moi.
J'étais sous le choc, incapable de me ressaisir, tout à la fois incrédule et la conscience mise K.O. quand Jack, redevenu soudainement pire moqueur que jamais, m'agita sous les yeux écarquillés, en s'esclaffant, une improbable enveloppe, que je reconnus comme étant de toute évidence celle-là même que j'avais postée de Saint-Colbert à la petite Fabie, trois jours plus tôt!
Il était donc derrière toute cette supercherie, laquelle devait être extrêmement lucrative, étais-je tout d'un coup consterné. Oui, Fabie, c'était bien lui, le salaud d'escogriffe! me confirma-t-il en me relatant avec force détails ses coups de filet du siècle, s'étouffant entre deux quintes de rires sardoniques.
En fait, cette poche de jute obèse qui gisait là débourrée, résuma-t-il, représentait l'arrivage typique, en une seule semaine, au coût de 18.50 $ l'annonce, de milliers de lettres semblables, toutes plus sincères ou douteuses les unes que les autres, toutes aussi hantées d'illusions romanesques parfaitement irréalistes que la mienne avait pu l'être, dont coulaient à flot toutes leurs contributions volontaires, en mandats-poste ou en beaux billets verts, envoyés par ces malheureux petits poissons des chenaux de mon espèce miraculeuse, hi! hi! « Il n’y avait qu’au Québec que cela pouvait se passer dans tout l’Occident ! Nulle part ailleurs les hommes sans femmes sont-ils aussi fragiles et vulnérables », finit-il d'ironiser avec ce sociologisme cynique, mais ultralucide, qui le caractérisait le mieux. Pour conclure béatement, sous mes protestations éhontées, qu'il m'avait créé là, à vrai dire, un poste de secrétaire fait sur mesure pour moi qui moisissais au pied du mur des lamentations! « Fait donc un homme de toi! » m'acheva-t-il.
J’en ris drôlement jaune, à la fin!
Voilà comment était Jack, impayable, impitoyable avec moi je vous dis! Un phénomène de société à lui tout seul!
(tiré de : «Ta petite Fabie» © Gary Gaignon)